CHAPITRE XIV
Des semaines passèrent, puis des mois. La vie continuait ainsi. Je ne peux pas dire qu’elle était très gaie. Je ne peux pas dire non plus qu’elle était intolérable.
Depuis quelque temps, Pflat nous convoquait moins souvent, nous emmenait moins souvent dans son laboratoire pour nous y faire faire des travaux pratiques ou effectuer sur nous des tests. À trois ou quatre reprises, nous avions revu de près, chez Pflat, d’autres Bomors – notamment Grlokl – et les discussions nous avaient semblé de plus en plus vives. Les querelles entre nos « maîtres » ne nous intéressaient guère. Nous formions, Mihiss, Mra, Sarahor et moi, bien qu’appartenant à des races différentes, un petit groupe très uni. Et nos soirées dans le « studio » étaient parfois animées et presque gaies.
Mra restait toujours aussi timide, aussi farouche. Elle montrait toutefois une véritable adoration pour Mihiss qui, dès le premier jour, lui était apparue comme sa protectrice naturelle. Depuis quelque temps, elle laissait voir aussi une inclination très vive pour Sarahor, l’humanoïde à la peau verte et aux cheveux groseille, qui, pour nous distraire, chantait d’une voix merveilleuse des chansons de sa planète, nostalgiques et envoûtantes. Quant à Mihiss, elle déversait sur nous tous les trésors de son intelligence et de sa gentillesse. J’étais, moi aussi, en adoration devant elle. Pour tout dire, je m’étais mis à l’aimer.
Depuis quelques jours, elle se montrait soucieuse. Mais elle n’avait pas voulu me dire pourquoi. Quand je la questionnais, quand je lui demandais si elle avait découvert quelque chose de fâcheux, elle se contentait de me répondre :
— Mais non, mon cher Luigi… Ce n’est rien… Quelques idées un peu sombres qui me courent dans la tête… Mais rien de précis…
Pflat, en revanche, depuis quelques semaines, était nettement plus ouvert, je dirais presque plus cordial, tout au moins avec moi, lorsque nous n’étions que tous les deux dans son cabinet. Nous avions, en dehors du « travail », des conversations de plus en plus fréquentes. J’appris ainsi quelques petites choses – oh ! insignifiantes – sur la vie et l’histoire des Bomors. Je sus notamment que leur civilisation remontait à des temps immémoriaux – ce qui ne me surprit pas – et que nous vivions, sur cette planète, en l’an 27114 de ce qu’il appelait l’ère de Sohir.
Un jour, je lui demandai :
— Pourquoi ne nous apprendriez-vous pas votre langue ?
Il réfléchit un instant. Je vis, dans la masse translucide de son cerveau, les petites phosphorescences se faire plus actives. Je savais déjà depuis longtemps que c’était l’indice d’une certaine tension d’esprit.
— Pourquoi pas ? fit-il. Mais c’est une langue très difficile…
— Vous pensez que je ne suis pas assez intelligent pour l’assimiler ?
— Je ne sais pas… Vous êtes très intelligent, mon petit Luigi. C’est, en tout cas une expérience à tenter… Mais je ne sais pas si… Bah ! tant pis… Au point où j’en suis… Nous allons essayer…
Il avait l’air de se parler à lui-même, et ses paroles me semblèrent profondément mystérieuses.
— Commençons tout de suite, me dit-il. J’ai d’ailleurs le moyen, en utilisant les « forlkrafs », ces ondes dont je vous ai longuement parlé, de hâter un tel enseignement. Mais je vais d’abord vous parler sommairement des structures mêmes de notre langage.
Il me donna aussitôt une première leçon, portant sur les généralités. Puis il me mena dans son laboratoire, me coiffa d’un casque – ce qu’il faisait souvent pour toutes sortes de tests – et presque aussitôt je m’endormis, ce qui n’avait pas été le cas les fois précédentes. Quand je m’éveillai, il me demanda si je me sentais bien.
— Très bien, lui répondis-je.
Il eut un sourire.
— J’en suis heureux… Ce que j’ai tenté était assez dangereux pour vous… Mais vous avez très bien supporté l’épreuve. Votre cerveau est plus puissant que je ne le pensais.
— Merci du compliment…
C’est alors seulement que je m’avisai que nous nous entretenions dans la langue des Bomors.
La stupéfaction se peignit sur mon visage.
— Eh ! oui, fit-il. Vous connaissez maintenant notre langue. Ce que je viens de faire sur vous, je ne pourrais sans doute pas le faire sur Sarahor et encore moins sur Mra. Je pourrais en revanche le faire sur Mihiss, qui est tout aussi intelligente que vous. Mais je ne veux pas renouveler cette expérience. N’en parlez pas à vos compagnons. Et quand vous verrez désormais entrer chez moi un de mes semblables, ayez la discrétion de vous retirer…
J’eus l’impression que Pflat regrettait un peu ce qu’il venait de faire. Mais il ne l’avait pas fait pour m’être désagréable… J’eus la loyauté de ne pas en parler aux autres, sauf à Mihiss, à qui évidemment je ne pouvais rien cacher. Mais je constatai que tous les livres et papiers dans la langue des Bomors, qui traînaient un peu partout, avaient disparu. Les robots les avaient enlevés.
Trois jours plus tard – et pendant ces trois jours Pflat n’avait appelé aucun d’entre nous – je fus guidé jusque dans son cabinet par le moyen habituel. Il semblait soucieux. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. Il commença, dans sa propre langue, une nouvelle leçon, sur une science inconnue des hommes.
Sa voix était moins assurée que d’habitude. J’eus l’impression tout à fait surprenante qu’il était légèrement ivre. L’idée que les Bomors pussent s’enivrer ne m’était pas venue. Je connaissais leur régime alimentaire : la bouillie jaune, qu’ils nommaient frlap ; le frimp, ce breuvage qui rappelait vaguement le thé, et l’eau à odeur de citronnelle. Avaient-ils d’autres boissons qui, pour eux, étaient l’équivalent de nos alcools ?
Brusquement, il se mit à rire, sans raison apparente, ce qui ne fit que confirmer mon impression. Puis il redevint sérieux. Il me regardait d’un air un peu hébété mais amical. Soudain, il me dit dans ma propre langue :
— Vous aimez Mihiss, n’est-ce pas ?
Qu’il me posât une pareille question était stupéfiant. Je restai un moment interloqué.
— Allons, répondez, fit-il. Vous l’aimez, je le vois bien…
Soudain je m’écriai :
— Oui, je l’aime… Mais c’est un amour impossible… Nous n’appartenons pas à la même espèce…
Il eut un sourire apitoyé.
— Vous êtes stupide, mon petit Luigi… Ce n’est pas du tout un amour impossible, comme vous avez l’air de le croire… Vous n’êtes pas nés dans le même secteur de la galaxie, mais vous appartenez à la même souche, une souche assez récente… Les Slumps sont même, à notre connaissance, les humanoïdes – pour parler comme vous – les plus proches de l’homme… Ne savez-vous pas qu’elle est construite exactement de la même façon que vous ? Qu’elle a du sang rouge, comme vous et, qui plus est, un sang qui appartient à la même catégorie sanguine que le vôtre ? Elle serait votre cousine germaine qu’elle n’aurait pas beaucoup plus de traits communs avec vous. Nous, les Bomors – bien que nous soyons aussi, de votre point de vue, des espèces d’humanoïdes – nous sommes très différents de vous à maints égards. Nous appartenons à une souche infiniment plus ancienne que la vôtre…
Je l’écoutais avec un effarement mêlé de joie. Je posai la question qui me brûlait la langue.
— Et elle ?… M’aime-t-elle ?
— Bien sûr, elle vous aime… Sinon je ne vous aurais rien dit. Elle vous adore. Cela crève les yeux. D’ailleurs, elle me l’a avoué. Vous êtes le seul à ne pas vous en apercevoir…
Tandis que Pflat prononçait ces paroles qui pour moi étaient douces comme du miel, j’éprouvais pour lui un sentiment qui ressemblait presque à de l’amitié. Je ne sais ce qui me retint de le lui dire. Mais je lui demandai :
— Avez-vous une femme, maître ?
Il poussa un profond soupir, et il se remit à parler, dans la langue des Bomors, cette fois :
— Dans ma race, les femmes sont maintenant rares… Très rares… J’en ai eu une, autrefois… Je l’adorais… Elle est morte… Plus jamais je n’aurai de compagne.
Il ouvrit un tiroir. Il en sortit un petit flacon qu’il porta à ses lèvres. Ainsi, je ne m’étais pas trompé. Il n’était pas tout à fait dans son état normal. Brusquement, il me dit, dans ma langue à moi :
— Ah ! la vie n’est pas rose tous les jours…
Je me récriai :
— Comment pouvez-vous dire cela, maître ? Vous avez une ville magnifique, un palais superbe… Vous possédez l’intelligence, des connaissances prodigieuses… La puissance…
Il poussa de nouveau un profond soupir.
— Cela ne suffit pas… Cela ne suffit pas…
Je profitai de l’état de semi-attendrissement dans lequel il se trouvait pour lui poser des questions.
— Que voulez-vous faire de nous, maître ?
— Vous instruire. Vous rendre plus intelligents…
— En quoi cela peut-il vous servir ?
Il eut un geste vague.
— Bah ! on verra bien… Après tout, je m’en moque… Tout cela a si peu d’importance…
Cette réponse me déconcerta. Je lui demandai encore :
— Qu’est-ce que c’est que ces attouchements mystérieux que nous sentons dans le dos et qui nous guident ?
— Oh ! c’est une application relativement simple des ondes « forlkrafs »… Rien de bien intéressant… Trop long à expliquer… Il y a des tas de choses que vous trouvez bizarres sur cette planète… Il y en a bien d’autres que vous ne soupçonnez même pas…
— Pourquoi êtes-vous si peu nombreux dans cette ville énorme ?
Il eut encore un geste vague.
— Des accidents… La destinée… Oui, la destinée… Qu’est-ce que je pourrais vous dire d’autre ? On n’échappe pas à la destinée… Vous devriez savoir cela… C’est une vérité universelle…
Il me répondait, mais il me répondait par énigmes. Finalement, je lui posai la question que je jugeais la plus importante de toutes :
— Où sont les autres de mon espèce ? Et les autres humanoïdes que vous avez enlevés comme nous ? Pourquoi ne les voyons-nous pas ? Vous m’avez déjà dit que vous me répondriez un jour…
Il me regarda. Il semblait triste.
— Ne me demandez pas cela, fit-il. Je vous aime bien, mon petit Luigi, mais je ne peux pas vous répondre… Je ne peux réellement pas vous répondre… Pensez à autre chose… Pensez plutôt à la charmante Mihiss. Allez vite lui dire que vous l’aimez. Voulez-vous l’épouser ? Je crois que je suis qualifié, au moins sur cette planète, pour vous marier… Nous organiserons demain une petite cérémonie. Je vous ferai goûter le rlot, une excellente liqueur qui donne des idées roses.
Il sortit de son tiroir le petit flacon et me le montra.
— Dépêchez-vous d’être heureux, mon petit Luigi… Le bonheur ne dure jamais longtemps… Maintenant, laissez-moi. Nous avons bien assez travaillé pour aujourd’hui… Et j’en ai assez de tout cela… Je suis horriblement las… Dégoûté de tout… Sortez, mon petit Luigi.
Je sortis. J’étais terriblement bouleversé quand je rejoignis mes compagnons, tiraillé entre des sentiments multiples. Mais je tâchai de faire bonne figure.
Mihiss, Sarahor et Mra étaient dans le studio, en train de jouer à un jeu que le Haroa nous avait fait connaître et qui ressemblait un peu aux échecs. Je pris place sans mot dire à leur table. Mais Sarahor et Mra, brusquement, se levèrent et se dirigèrent vers la porte. Je savais ce que cela signifiait. Pflat les appelait. Et s’il les appelait, je n’en doutai pas un seul instant, c’était pour me laisser seul avec Mihiss.
Quand ils furent sortis, la jeune femme slump me regarda de ses grands yeux tristes. Je savais maintenant – ou plutôt je croyais savoir – pourquoi elle était depuis quelque temps si soucieuse. Elle était soucieuse parce qu’elle m’aimait et parce que je ne me décidais pas à lui dire que je l’aimais aussi. Pourtant, elle lisait dans mes pensées. Mais l’amour est peut-être la chose la plus indéchiffrable de toutes, même pour les télépathes.
Je n’hésitai pas. Je m’avançai vers elle et je la pris dans mes bras.
— Mihiss, lui dis-je, ma chère Mihiss, je vous adore. Depuis longtemps…
Je sentis ses beaux bras frais se glisser autour de ma tête. Elle emprisonna ma nuque dans ses mains fines. Elle me donna ses lèvres en murmurant :
— Je suis si heureuse, Luigi… Ne saviez-vous donc pas que moi aussi je vous aimais ?
Un long moment, nous restâmes ainsi, nous enivrant l’un de l’autre. Puis elle me dit :
— Je lisais en vous comme dans un livre… Je savais que vous aviez pour moi la plus tendre amitié… Mais je ne pouvais pas discerner si c’était réellement de l’amour. Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt, mon chéri ?
— Je suis stupide. J’ai eu tort de ne pas le faire. C’est cela qui vous rendait soucieuse, ma chérie ?
— Oui, c’est cela… Mais j’avais et j’ai encore une autre cause de tourment…
Je la regardai, soudain alarmé. Elle se mit à me parler télépathiquement. Et pour que la communication entre nos deux esprits fût encore plus nette et vigoureuse, elle m’entraîna vers le sofa et elle me prit les mains.
« Qu’y a-t-il donc, Mihiss ? » lui demandai-je.
« Je n’osais pas vous en parler, Luigi… Je n’osais pas vous dire ce que j’avais découvert… C’est trop affreux… Je préférais garder ce secret pour moi… Être seule à en souffrir. Mais maintenant que nous savons que nous nous aimons, nous serons deux à le partager… Vous êtes courageux, Luigi… Votre amour est déjà pour moi un immense réconfort… Mais préparez-vous à entendre le pire… »
Je me sentis soudain angoissé.
« Il s’agit des Bomors, n’est-ce pas ? »
« Oui, mon chéri… Je sais maintenant ce qu’il est advenu de ceux qui, comme nous, ont été capturés et amenés sur cette planète… Je sais comment ils vivent… Je sais ce qu’on leur fait… Je sais quel sort nous sera sans doute réservé aussi un jour… Bien des choses m’échappent encore… Mais cela je le sais… »
« Vous avez pu lire dans les pensées de Pflat ? »
« Oui… J’ai fini par y parvenir… Ce fut plus long que je ne le supposais tout d’abord, mais j’y suis arrivée… Mes réceptions télépathiques étaient au début très confuses, car il appartient à une espèce très différente des nôtres, et ses structures mentales sont extrêmement compliquées… Mais enfin, j’y suis parvenue… Depuis une quinzaine de jours, j’ai vu clair en lui… Et ce que j’ai appris m’a épouvantée… J’ai eu beaucoup de mal à lui cacher mon trouble… il soupçonne depuis quelque temps que je suis télépathe… Il m’a questionnée plusieurs fois à ce sujet… J’ai toujours nié… Et il n’a aucun moyen de vérifier la chose, car nous sommes capables de fermer nos esprits hermétiquement quand nous le voulons. Même ses tests les plus poussés ne lui ont rien appris sur ce point… »
« Et qu’avez-vous découvert, Mihiss ? Que Pflat est une créature affreuse et haïssable ? »
« Non. Pas positivement… Pas lui, en tout cas… Les autres, je ne sais pas… Mais lui n’est pas foncièrement mauvais. Il a même pour nous une certaine amitié, qui lui est venue peu à peu… Une certaine pitié, aussi… Il est très tourmenté par des tas de choses dont beaucoup m’échappent… Il y a en lui des dessous obscurs, des tourments cachés, qui me paraissent tenir aux conditions mêmes de la vie des Bomors sur cette planète, où ont dû se dérouler je ne sais quels drames obscurs, quelles catastrophes… Je ne peux pas lire assez profondément en lui pour démêler tout cela… J’ai aussi appris qu’il avait eu une… disons femme… et qu’elle est morte il y a quelques années… Il semble en être inconsolable. Son intelligence est fantastique… Mais il y a en lui je ne sais quoi de désabusé, d’amer, de profondément triste, de cynique aussi, mais d’un cynisme sans méchanceté réelle… Et depuis quelque temps il lui arrive de s’enivrer, pour oublier ses soucis… J’ai compris aussi qu’il était sur cette planète un personnage important… Un de leurs grands savants… »
« Et qu’avez-vous lu en lui concernant le sort des autres captifs ? »
« C’est horrible, Luigi… Il y en a trois ou quatre mille, appartenant à une quinzaine de races toutes de type humanoïde et provenant de nombreuses planètes qui, pour la plupart, s’ignorent entre elles. Tous ces gens sont entassés pêle-mêle dans des salles immenses d’un bâtiment qu’ils appellent le Bzolkr… Ils y vivent littéralement comme du bétail… Ils n’ont jamais vu un seul Bomor. Ils ne sortent jamais… Les Bomors les ont fait grandir démesurément, pour des raisons que je n’ai encore pas pu élucider. À intervalles réguliers, tous les deux ou trois mois, on les mène dans des salles spéciales où ils subissent de véritables tortures… »
J’étais horrifié. Je sentis les mains de Mihiss se crisper dans les miennes, car elle était horrifiée elle aussi en évoquant ces choses.
« Mais pourquoi font-ils cela ? Pourquoi ? »
« Je ne sais pas exactement, mon chéri… J’ai cru comprendre que c’était nécessaire pour leur propre vie… Mais je n’ai pas pu en apprendre davantage… »
Pendant un instant, la pensée de Mihiss ne me parvint plus que confusément. Je la sentis trembler. Je la serrai dans mes bras pour la rassurer. Je lui dis :
« Comparés à ces malheureux, nous sommes des privilégiés. Mais pourquoi sommes-nous ici ? Que veulent-ils faire de nous ? »
« Cela aussi, j’ai cru vaguement le saisir dans l’esprit de Pflat… Il a été chargé de faire sur nous des expériences… De vérifier sur nous certaines choses… Sans doute en vue d’augmenter le rendement… Mais ce travail lui plaît de moins en moins… De cela, j’ai la certitude… Probablement qu’il nous a pris en amitié… Au fond de lui-même, il nous plaint… »
« Tout cela est monstrueux… Mais êtes-vous sûre, Mihiss, de ne pas vous être trompée ? De ne pas avoir confondu quelques pensées imaginaires de Pflat avec des pensées correspondant exactement à la réalité ? »
« J’en suis absolument sûre, et je vais vous le prouver. Venez… »
Elle me prit par la main et m’entraîna dans le couloir. Elle me montra une petite sphère brillante qu’elle avait sortie de sa poche.
— Grâce à ceci, me dit-elle, nous pourrons franchir une porte qui, autrement, nous aurait été interdite par les guides invisibles…
— Où avez-vous trouvé cet objet ?
— Dans le laboratoire. Car en scrutant l’esprit de Pflat, j’ai appris aussi beaucoup de choses utiles, notamment la langue des Bomors. J’ai pu lire en secret leurs livres, avant qu’il ne les fît enlever par les robots pour que vous ne les lisiez pas vous-même. J’ai appris que les attouchements qui nous guident étaient une application des ondes « forlkrafs ». J’ai pu comprendre comment tout cela fonctionnait et avec quels appareils. Au moyen de celui-ci, je peux annuler les attouchements qui nous guident grâce à tout un système automatique et compliqué. Je ne me suis pas privée de visiter ce palais désert. J’y ai découvert des tas de choses surprenantes. Mais venez, Luigi. Ce que je vais vous montrer est à la fois surprenant et horrible…
Nous arrivâmes devant une porte qui était précisément celle que je n’avais pas pu franchir quelques mois plus tôt. Nous passâmes sans encombre. Nous entrâmes dans une salle au fond de laquelle était tendu un vaste écran. Sur une table reposait un appareil. Autour de la table, cinq ou six fauteuils.
— Cet appareil, me dit Mihiss, est capable de capter des images en n’importe quel point de cette planète et il les projette en trois dimensions. J’avais lu dans l’esprit de Pflat qu’il ne venait pour ainsi dire jamais ici. J’ai donc passé sans crainte des heures dans cette salle. J’y venais la nuit, pendant que vous dormiez. J’ai vu sur cet écran des tas de paysages extraordinaires et d’autres villes, des forêts rouges et des océans… Mais très peu d’habitants, infiniment peu, et pas d’animaux du tout, nulle part. C’est absolument par hasard que je suis tombée sur le Bzolkr, ce bâtiment où sont les captifs, et j’ai constaté qu’un dispositif spécial permettait de voir l’intérieur des salles immenses qui s’y trouvent. Regardez…
Elle tourna plusieurs molettes. L’écran s’illumina. Je poussai un cri de surprise. Une foule de loqueteux venait d’apparaître. Des créatures de toutes couleurs, de toutes races, vêtues de haillons ou ne portant qu’un misérable slip. Je reconnus des Slumps, des Haroas, des Horels. Je vis aussi quelques hommes, quelques femmes. Sur tous les visages, les marques de la détresse et parfois du désespoir le plus intense. La salle immense où ils vivaient était nue, avec des murs verdâtres. Pas le moindre meuble. Beaucoup de ces malheureux étaient couchés sur le sol ou accroupis. Dans certains groupes – car Mihiss faisait se déplacer l’image – on semblait tenter de se distraire comme on pouvait. On chantait en chœur. On jouait à des jeux rudimentaires.
Ma compagne actionna une molette. Des murs défilèrent sur l’écran à toute allure, des couloirs déserts, et soudain nous vîmes une petite salle aux murs bleus et brillants. Celui du fond était rempli d’appareils. Au-dessous, sur un banc, une quinzaine de créatures étaient assises. Elles se tordaient de douleur. Leurs visages étaient horriblement crispés.
Soudain, parmi ces suppliciés, je reconnus Serge Golomez, le psychanalyste de notre mission quand nous étions sur la planète Sérigny !
Je serrai les poings de rage.
Mihiss coupa le contact. L’écran redevint blanc.
— Je ne peux pas en supporter davantage, me dit-elle. Parmi les suppliciés, j’ai reconnu un ami de ma famille, un peintre de grand talent, disparu avant moi… Venez…
En cet instant, j’aurais étranglé Pflat si je l’avais eu sous la main et s’il avait été en mon pouvoir de le faire.
— Calmez-vous, mon chéri, me dit Mihiss en se serrant, toute tremblante, contre moi. Je suis heureuse de ne plus être seule à savoir tout cela.
— En parlons-nous à Sarahor et à Mra ?
— À Sarahor, peut-être. Mais pas à Mra. Ses nerfs ne tiendraient pas…
— Qu’allons-nous faire ? Tenter de fuir. Nous le pouvons, grâce à cet appareil que vous avez…
— Oui, chéri… Mais où irions-nous ? Comment vivrions-nous sur cette planète hostile ? Le mieux est de réfléchir et de tenter d’en apprendre davantage.
Mihiss était plus raisonnable que moi.